Paul Graham, Février 2007.
Traduction française de l'essai: Is it worth being wise ?
Il y a quelques jours, j'ai finalement compris une question sur laquelle je m'interrogeais depuis vingt-cinq ans: le rapport entre la sagesse et l'intelligence. On voit bien que ce n'est pas la même chose, avec le nombre de gens qui sont intelligents mais pas vraiment sages. Mais pourtant ces deux qualités paraissent liées. Comment ?
Qu'est-ce que la sagesse ? Je dirais que cela consiste à savoir ce qu'il faut faire dans un grand nombre de situations. Je ne cherche pas ici à définir la vraie nature de la sagesse, mais seulement à comprendre dans quel sens nous employons ce mot. Une personne sage est celle qui sait en général ce qu'il faut faire.
Et pourtant, est-ce qu'il ne faut pas être intelligent aussi pour savoir ce qu'il faut faire dans certaines situations ? Par exemple, savoir quoi faire si l'instituteur demande en classe d'additionner tous les nombres entre 1 et 100 ? [1]
Certains disent que la sagesse et l'intelligence s'appliquent à des problèmes de nature différente - la sagesse aux problèmes humains et l'intelligence aux problèmes abstraits. Mais ce n'est pas vrai. Une certaine sagesse n'a rien à voir avec les hommes: par exemple, la sagesse d'un ingénieur qui sait que certaines structures sont moins sujettes à la rupture que d'autres. De plus les gens intelligents peuvent sans doute trouver des solutions astucieuses aussi bien aux problèmes humains qu'au problèmes qu'abstraits. [2]
Une autre explication courante est que la sagesse viendrait de l'expérience tandis que l'intelligence serait innée. Mais les gens ne sont pas sages simplement en proportion de leur expérience. D'autres facteurs doivent contribuer à la sagesse, dont certains peuvent être innés, comme par exemple le goût de la réflection.
Aucune de ces explications conventionnelles ne résiste à l'examen. Quelle est donc la différence entre la sagesse et l'intelligence ? Quand on regarde comment les gens utilisent ces deux mots, ils semblent vouloir dire deux formes d'activité différentes.
"Sage" et "intelligent" sont deux manières de dire qu'une personne sait ce qu'il faut faire. La différence est que "sage" signifie un résultat élevé en moyenne dans toutes les situations, alors qu' "intelligent" signifie un résultat spectaculaire dans quelques unes. C'est à dire que si l'on représente sur un graphique l'ensemble des situations sur l'axe des x et le résultat sur l'axe de y, le graphique de la personne sage serait globalement élevé, tandis que celui de la personne intelligente aurait des pics élevés.
Cette distinction est similaire à la règle d'après laquelle on devrait juger le talent à ce qu'il a de meilleur et le caractère à ce qu'il a de pire. La différence est qu'ici on juge l'intelligence à son meilleur et la sagesse à sa moyenne. C'est en cela qu'elles sont liées: elles représentent les deux différentes façons pour la même courbe d'être élevée.
Ainsi, une personne sage sait ce qu'il faut faire dans la plupart des situations, tandis qu'une personne intelligente sait ce qu'il faut faire dans des situations où peu d'autres le sauraient. Il faut ajouter un critère supplémentaire: on doit ignorer les cas où une personne sait ce qu'il faut faire parce qu'elle dispose d'une information particulière.[3] Mais en dehors de cela, je ne pense pas qu'on puisse être beaucoup plus précis sans commencer à se tromper.
Ce n'est d'ailleurs pas nécessaire. Tout en étant simple, cette explication prédit, où du moins est en accord avec les opinions traditionnelles sur la distinction entre la sagesse et l'intelligence. Les problèmes humains sont les plus courants, ainsi en sachant bien les résoudre on obtient un résultat élevé en moyenne. De plus il paraît naturel qu'un tel résultat dépende surtout de l'expérience, mais que d'autre part les pics spectaculaires ne peuvent s'obtenir que par des personnes possédant des qualités rares et innées; à peu près n'importe qui peut nager correctement, mais pour être un nageur olympique il faut un physique particulier.
Cela explique aussi pourquoi la sagesse est un concept aussi insaisissable: elle n'existe tout simplement pas. Le mot «sage» veut dire quelque chose – que l'on est en moyenne bien capable de faire le bon choix. Mais donner le nom de «sagesse» à cette qualité supposée qui permettrait de faire cela, ne signifie pas qu'une telle chose existe. Si le mot "sagesse" signifie quelque chose, cela renvoie à un ensemble de qualités aussi variées que la discipline personnelle, l'expérience et l'empathie. [4]
De même, bien que le mot «intelligent» veuille dire quelque chose, on aura du mal à identifier une chose unique nommée «intelligence». De plus quelles que soient ses composantes, elles ne sont pas toutes innées. On utilise le mot «intelligent» pour indiquer de la capacité: un individu intelligent peut comprendre des choses que peu d'autres pourraient comprendre. Il existe probablement une certaine prédisposition innée à l'intelligence (et aussi à la sagesse), mais cette prédisposition n'est pas elle-même de l'intelligence.
Une des raisons pour lesquelles on a tendance considérer l'intelligence comme innée, est que ceux qui ont essayé de la mesurer se sont concentrés sur ses aspects les plus mesurables. Une qualité qui est innée sera évidemment plus facile à manier qu'une qualité qui est influencée par l'expérience, et qui donc pourra varier au cours d'une étude. Le problème vient lorsqu'on réduit le mot "intelligence" à ce que ces personnes mesurent. S'ils mesurent quelque chose d'inné, ils n'est pas possible qu'ils mesurent l'intelligence. Un enfant de trois ans n'est pas intelligent. Quand on en décrit un comme tel, c'est un raccourci pour dire «plus intelligent que les autres enfants de trois ans."
C'est peut-être un détail technique de dire qu'une prédisposition à l'intelligence n'est pas la même chose que l'intelligence. Mais c'est un point important, parce que cela nous rappelle que nous pouvons devenir plus intelligent, comme nous pouvons aussi devenir plus sage.
La chose inquiétante c'est que nous avons peut-être à choisir entre les deux.
Si la sagesse et l'intelligence sont la moyenne et les pics de la même courbe, alors elles convergent lorsque le nombre de points sur la courbe diminue. S'il n'y a plus qu'un seul point, elles sont identiques: la moyenne et le maximum sont les mêmes. Mais lorsque le nombre de points augmente, la sagesse et l'intelligence divergent. Et historiquement le nombre de points sur la courbe semble avoir augmenté: notre capacité est testée sur un éventail toujours plus large de situations.
Au temps de Confucius et de Socrates, les hommes paraissent avoir considéré la sagesse, l'expérience et l'intelligence comme plus étroitement liées que nous ne les voyons. C'est une habitude moderne de distinguer entre «sage» et «intelligent». [5] Et la raison pour laquelle on le fait est qu'elles ont divergé. Lorsque le savoir devient plus spécialisé, il y a plus de points sur la courbe, et la distinction entre les pics et la moyenne devient plus marquante, comme dans une image rendue avec plus de pixels.
Une conséquence est que certaines recettes traditionnelles peuvent être devenues obsolètes. A tout le moins il faut revenir en arrière et se demander si elles étaient vraiment des recettes pour la sagesse ou pour l'intelligence. Mais le changement vraiment marquant, avec la séparation de l'intelligence et de la sagesse,c'est que nous avons peut-être à décider laquelle nous préférons. Peut-être qu'il ne nous est pas possible d'optimiser les deux en même temps.
La société semble avoir opté pour l'intelligence. On n'admire plus le sage – plus comme les gens l'admiraient il y a deux mille ans. Maintenant on admire le génie. Parce qu'en fait notre distinction initiale a une réciproque assez brutale: de la même manière que l'on peut être intelligent sans être vraiment sage, on peut être sage sans être très intelligent. Cela ne paraît pas spécialement admirable. Cela nous donne James Bond, qui sait se débrouiller dans beaucoup de situations, mais a besoin de Q pour toutes celles impliquant des mathématiques.
L'intelligence et la sagesse ne sont évidemment pas mutuellement exclusives. En fait, une moyenne élevées peut favoriser des pics élevés. Mais il y a des raisons de penser qu'à un certain moment il faut choisir entre les deux. Il y a l'exemple des individus très intelligents, qui sont si souvent imprudents que dans la culture populaire on voit cela comme la règle plutôt que comme l'exception. Peut-être que le professeur distrait est sage à sa façon, ou plus sage qu'en apparence, mais il n'est pas sage commme Confucius ou Socrates voulaient que les gens le soient. [6]
Pour Confucius et pour Socrates, sagesse, vertu et bonheur étaient nécessairement liées. L'homme sage était celui qui savait quel était le bon choix et le faisait toujours; pour que cela soit le bon choix, il fallait que cela soit moralement juste; le sage était par conséquent toujours heureux, sachant qu'il avait fait du mieux qu'il pouvait. Je ne vois pas beaucoup de philosophes anciens qui aurait été en désaccord avec cela.
"L'homme supérieur est toujours heureux; l'homme petit toujours triste", disait Confucius. [7]
Alors qu'il y a quelques année j'ai lu l'interview d'un mathématicien qui disait que la plupart des nuits il se couchait mécontent, en sentant qu'il n'avait pas fait assez de progrès. [8] Les mots Chinois et Grecs que nous traduisons par "heureux" n'avaient pas exactement la même signification que pour nous aujourd'hui, mais cela se recouvre assez pour que cette remarque les contredise.
Est-ce que le mathématicien est un homme petit parce qu'il est mécontent ? Non; il fait simplement un genre de travail qui n'était pas très répandu du temps de Confucius.
Le savoir humain semble grandir de manière fractale. De temps en temps, ce qui semblait être un domaine petit et inintéressant - une erreur expérimentale, même - se révèle, quand on l'examine de près, avoir autant en elle que tout le savoir jusqu'à ce point. Plusieurs de ces bourgeons fractals qui ont explosé depuis l'époque ancienne impliquent l'invention et la découverte de nouvelles choses. Les mathématiques, par exemple, étaient une chose qu'une poignée de gens faisaient à temps partiel. Maintenant c'est la carrière de milliers. Et dans un travail qui implique de faire de nouvelles choses, certaines règles anciennes ne s'appliquent plus.
Récemment j'ai passé du temps à conseiller des gens, et là je pense que l'ancienne règle s'applique: essayer de comprendre la situation le mieux que vous pouvez, donner le meilleur avis possible en fonction de votre expérience, et ensuite ne plus vous faire de soucis, sachant que vous avez fait tout votre possible. Mais je n'ai pas du tout cette sérénité quand j'écris un essai. A ce moment là je suis inquiet. Et si je n'avais plus d'idées ? Quand j'écris, quatre nuits sur cinq je me couche mécontent, en ayant l'impression de ne pas avoir suffisamment avancé.
Conseiller des gens et écrire sont deux types d'activité fondamentalement différents. Quand des gens viennent vous voir avec un problème et que vous devez trouver la bonne chose à faire, vous n'avez pas besoin (en général) d'inventer quoi que ce soit. Vous considérez simplement les alternatives et essayez de juger quel est le choix prudent. Mais la prudence ne peux pas me dire quelle phrase je dois écrire ensuite. L'espace de recherche est trop grand.
Quelqu'un comme un juge ou un officier militaire peut la plupart du temps dans son travail être guidé par son devoir, mais le devoir n'est pas un guide pour créer des choses. Les créateurs dépendent d'une chose plus précaire: l'inspiration. Et comme la plupart des hommes qui mènent une vie précaire, ils ont tendence à être inquiet, et non pas satisfaits. A cet égard, ils sont plus proches de l'homme petit du temps de Confucius, toujours à une mauvaise récolte (ou à un mauvais chef) près de la famine. Sauf qu'au lieu d'être à la merci des conditions climatiques et des fonctionnaires, ils sont à la merci de leur propre imagination.
Pour moi cela a été un soulagement de réaliser que c'est peut-être normal d'être insatisfait. L'idée qu'un individu qui réussit devrait être heureux a des milliers d'année pour elle. Si j'étais bon, pourquoi est-ce que je n'avais pas cette confiance facile que les gagnants sont censés avoir ? Mais je le crois maintenant, c'est comme un coureur qui dirait: "Si je suis un si bon athlète, pourquoi est-ce que je me sens si fatigué ?". Les coureurs aussi se fatiguent; ils se fatiguent juste en courant plus vite.
Les hommes dont le travail consiste à inventer ou à découvrir des choses sont dans la même position que le coureur. Il n'y a aucun moyen pour eux de faire du mieux qu'ils peuvent, puisqu'il n'y a aucune limite à ce qu'ils pourraient faire. Au mieux on peut se comparer soi-même aux autres. Mais le meilleur que vous êtes, le moins cela importe. Un étudiant qui arrive à publier quelque chose se sent comme une vedette. Mais pour quelqu'un au sommet de son art, quel est le critère pour bien faire ? Les coureurs peuvent au moins se comparer aux autres qui font exactement la même chose; si vous gagnez une médaille d'or olympique, vous pouvez être assez content, même si vous pensez que vous auriez pu courir un peut plus vite. Mais que peut faire un romancier ?
Si au contraire vous faîtes ce genre de travail où les problèmes vous sont présentés et vous avez à choisir entre plusieurs alternatives, il y a une borne supérieure pour votre performance: choisir la meilleure alternative à chaque fois. Dans les sociétés anciennes, pratiquement tout travail semble avoir été de ce type. Le paysan devait décider si un vêtement valait la peine d'être raccommodé, et le roi s'il fallait ou non envahir son voisin, mais aucun des deux n'était censé inventer quoi que ce soit. En principe ils auraient pu; le roi aurait pu inventer les armes à feu, et ensuite envahir son voisin. Mais dans la pratique les inventions étaient si rares que ce n'est pas ce que l'on attendait de vous, pas plus qu'un gardien de but n'est censé marquer des buts. [9] En pratique, il semblait qu'il y avait une décision correcte dans chaque situation, et en faisant cela vous aviez parfaitement rempli votre tache, de la même manière qu'un gardien de but qui empêche l'autre équipe de marquer est considéré comme ayant joué le match parfait.
Dans ce monde, la sagesse paraissait primordiale. [10] Encore maintenant, la plupart des hommes ont un travail dans lequel des problèmes leur sont présentés et ils doivent choisir la meilleur alternative. Mais comme le savoir est devenu plus spécialisé, il y a de plus en plus de types de travail dans lesquels les hommes doivent faire de nouvelles choses, et où la performance n'a ainsi aucune limite. L'intelligence est devenu de plus en plus importante comparée à la sagesse car il y a plus de place pour les pics.
Un autre signe que nous avons peut-être à choisir entre l'intelligence et la sagesse est de voir comme leur recettes sont différentes. La sagesse semble provenir en grande partie de l'élimination des caractères enfantins, alors que l'intelligence s'obtient largement en les cultivant.
Les recettes pour la sagesse, en particulier les anciennes, tendent à avoir un caractère de correction. Pour atteindre la sagesse il faut supprimer tous les déchets qui remplissent la tête au sortir de l'enfance, et ne garder que les choses importantes. Le contrôle de soi et l'expérience ont tous les deux cet effet: d'éliminer les biais aléatoires qui viennent d'une part de votre propre nature et d'autre part des circonstances de votre éducation. Ce n'est pas toute la sagesse, mais une grande partie. Une grande partie de ce qui se trouve dans la tête d'un sage se trouve aussi dans la tête d'un enfant de douze ans. La différence est que dans la tête d'un enfant de douze ans cela est mélangé avec beaucoup de déchets aléatoires.
Le chemin vers l'intelligence semble être de travailler à des problèmes difficiles. On développe l'intelligence comme on peut développer les muscles, par l'exercice. Mais ici il ne peut pas y avoir trop de contrainte. Aucune quantité de discipline ne peut pas remplacer la véritable curiosité. Et donc cultiver l'intelligence semble consister à identifier un certain biais dans le caractère - une certaine tendance à s'intéresser à certains types de choses - et à le nourrir. Au lieu d'effacer vos particularités dans l'effort de vous rendre neutre pour la vérité, vous en sélectionnez une et essayez de la faire grandir depuis le jeune plant jusqu'à l'arbre.
Les sages se ressemblent beaucoup dans leur sagesse, mais les gens très intelligents ont tendance à être intelligents de façon différente.
La plus grande partie de notre tradition éducative vise à la sagesse. Peut-être qu'ainsi une raison pour laquelle les écoles fonctionnent mal est qu'elles essayent de faire de l'intelligence avec les recettes de la sagesse. La plupart des recettes pour la sagesse comportent un élément d'assujettissement. Au minimum, vous êtes censés faire ce que dit le maître. Les recettes les plus extrêmes tentent de briser votre individualité à la manière de l'entraînement militaire initial. Mais ce n'est pas ce qui mène à l'intelligence. Alors que la sagesse vient avec l'humilité, il peut en réalité être utile, pour développer son intelligence, d'avoir une opinion faussement haute de ses propres capacités, parce que cela encourage à continuer le travail. Idéalement, jusqu'à ce que l'on réalise à quel point on s'est trompé.
(La raison pour laquelle il est difficile d'acquérir de nouvelles compétences tard dans la vie n'est pas seulement que le cerveau est moins malléable. Un obstacle probablement encore pire est que l'on a des normes plus élevées).
Je sais que nous sommes ici sur un terrain dangereux. Je ne dit pas que le but premier de l'éducation devrait être d'augmenter l'"estime de soi" des étudiants. Cela engendre la paresse. Et en tout cas, cela ne trompe pas vraiment les enfants, pas les enfants intelligents. Ils peuvent dire très jeunes qu'une épreuve à laquelle tout le monde réussit est une fraude.
Le maître doit marcher sur un chemin étroit: il faut encourager les enfants à faire les choses par eux-mêmes, mais on ne peut pas se contenter d'applaudir à tout ce qu'ils font. Il faut être un bon public: bienveillant, mais pas trop facilement impressionnable. Et c'est beaucoup de travail. Il faut avoir une assez bonne idée des capacités d'un enfant en fonction de l'âge pour savoir à quel moment être surpris.
C'est le contraire des recettes traditionnelles pour l'éducation. Traditionnellement l'étudiant est l'auditoire, pas le maître; le rôle de l'étudiant n'est pas d'inventer, mais d'absorber un corps imposé de connaissance (l'utilisation du mot "récitation" dans certains collèges est un reste de cela). Le problème avec ces vieilles traditions est qu'elles sont trop influencées par des recettes de sagesse.
J'ai fait exprès de donner à cet essai un titre provoquant; bien sûr que cela vaut la peine d'être sage. Mais je pense qu'il est important de comprendre la relation entre l'intelligence et la sagesse, et en particulier ce qui semble être l'écart grandissant entre les deux. Ainsi l'on peut éviter d'appliquer à l'intelligence les règles et les normes qui sont en réalité destinées à la sagesse. Les deux significations de l'expression "savoir ce qu'il faut faire" sont plus éloignées que la plupart des gens ne l'imaginent. Le chemin vers la sagesse est la discipline, et celui vers l'intelligence l'auto-indulgence. La sagesse est universelle, et l'intelligence particulière. Et si la sagesse apporte le calme, l'intelligence conduit la plupart du temps à l'insatisfaction.
Cela vaut sans doute la peine de s'en souvenir. Un ami physicien m'a dit récemment que la moitié de son département était sous Prozac. Peut-être que si l'on reconnaît qu'une certaine quantité de frustration est inévitable dans certains types d'activité, on peut en diminuer les effets. Peut-être que l'on peut la ranger et s'en abstraire de temps en temps, au lieu de la laisser couler avec la tristesse de tous les jours dans une citerne dangereusement pleine. Au minimum, on peut éviter d'être mécontent d'être mécontent.
Si vous vous sentez épuisés, ce n'est pas forcément parce que quelque chose ne va pas avec vous. Peut-être que c'est simplement parce que vous courrez vite.
[1] Gauss est censé avoir été interrogé là-dessus à dix ans. Au lieu d'additionner laborieusement tous les nombres comme les autres élèves, il remarqua qu'ils étaient composés de 50 paires dont chacune avait pour somme 101 (100+1, 99+2, etc.) et que l'on pouvait donc simplement multiplier 101 par 50 pour obtenir la réponse, 5050.
[2] Une variante est que l'intelligence est la capacité à résoudre des problèmes, et la sagesse le jugement pour savoir comment utiliser ces solutions. Mais bien que ce soit certainement une relation importante entre la sagesse et l'intelligence, ce n'est pas ce qui les distingue. La sagesse aussi est utile pour résoudre des problèmes, et l'intelligence peut aider pour décider quoi faire avec les solutions.
[3] Pour juger l'intelligence et la sagesse nous devons considérer certaines connaissances. Un homme qui connaît la combinaison d'un coffre sera meilleur pour l'ouvrir qu'un homme qui ne la connaît pas, mais personne ne dira que c'est un test d'intelligence ou de sagesse.
Mais le savoir et la sagesse se recouvrent, ainsi que probablement le savoir et l'intelligence. Une connaissance de la nature humaine fait certainement partie de la sagesse. Alors où tracer la ligne ?
Peut-être que la solution consiste à éliminer le savoir dont l'utilité baisse fortement à un certain moment. Par exemple, la compréhension du français vous aidera dans un grand nombre de situations, mais sa valeur chute brutalement dès que plus personne autour de vous ne parle français. Alors que l'intérêt de comprendre la vanité diminuerait plus progressivement.
Les connaissances dont l'utilité baisse fortement sont celles qui ont peut de lien avec d'autres connaissances. Cela comprend les simples conventions, comme les langues et les combinaisons de coffre, et aussi ce que l'on pourrait appeler les faits "aléatoires", comme les dates de naissance des vedettes de cinéma, ou comment distinguer les Studebakers de 1956 et 1957.
[4] Les gens qui cherchent une certaine chose unique nommée "sagesse" ont été trompé par la grammaire. La sagesse consiste à connaître la bonne chose à faire, et il y a une centaine de qualité différent qui y contribuent. Certaines, comme l'altruisme, pourraient venir en méditant dans une chambre vide, et d'autres, comme la connaissance de la nature humaine, pourraient s'obtenir en fréquentant des soirées arrosées.
Comprendre cela peut peut-être contribuer à dissiper le nuage de mystère sacré qui entoure la sagesse aux yeux de tant de gens. Le mystère vient en grande partie de la recherche d'une chose qui n'existe pas. Et la raison pour laquelle il y a eu dans l'histoire autant d'écoles de pensées sur la manière de parvenir à la sagesse, c'est qu'elles ont mis l'accent sur différentes composantes de celles-ci.
Quand j'utilise le mot sagesse dans cet essai, je ne veux dire rien d'autre que n'importe collection de qualités qui permet aux hommes de faire le bon choix dans une grande variété de situation.
[5] Même en anglais, le sens que nous donnons au mot "intelligence" est étonnamment récent. Des prédécesseurs comme "compréhension" semblent avoir eu une signification plus large.
[6] Il y a bien sûr une incertitude au sujet des remarques attribuées à Confucius et à Socrates. J'utilise ces noms comme on utilise le nom "Homer", au sens de la personne hypothétique qui a dit les choses qui lui sont attribuées.
[7] Analects VII:36
Certains traducteurs emploient "calme" au lieu d'"heureux". Ici une source de difficulté est qu'aujourd'hui les anglophones ont une idée du bonheur différente de celle de beaucoup de sociétés anciennes. Toute langue a probablement un mot qui signifie "comment on se sent quand les choses vont bien", mais différentes cultures réagissent différemment quand tout va bien. Nous réagissons comme les enfants, avec des sourires et des rires. Mais dans une société plus réservée, ou dans une où la vie est plus difficile, la réaction peut être un contentement tranquille.
[8] Il se peut que ce soit Andrew Wiles, mais je n'en suis pas sûr. Si quelqu'un se souvient de l'interview, je serais heureux de le savoir.
[9] Confucius affirmait fièrement qu'il n'avait jamais inventé quoi que ce soit - qu'il avait tout simplement transmit une image exacte des traditions ancestrales. [Analects VII:1] Il est difficile pour nous aujourd'hui d'apprécier à quel point ce devait être un devoir important dans une société illettrée de se souvenir et de transmettre le savoir accumulé par le groupe. Même du temps de Confucius il semble que cela était encore le premier devoir du savant.
[10] Le biais en faveur de la sagesse dans la philosophie ancienne est peut être exagéré par le fait que, à la fois en Grèce et en Chine, beaucoup des premiers philosophes (y compris Confucius et Platon) se voyaient eux-mêmes comme des professeurs pour les administrateurs, et donc réfléchissaient de manière disproportionnées à ces questions. Les rares personnes qui inventaient des choses, comme les conteurs, ont du sembler un point isolé que l'on pouvait ignorer.